Auteur du « Temp retrouvé », roman autobiographique qui a créé le scandale de la rentrée, le philosophe répond à ses critiques et évoque la querelle avec son père.
Même la presse internationale s’est délectée de ce scandale si français, du « Sexe, mensonges et philosophie sur la Rive gauche » de The Economist à une blague oedipienne dans The Guardian. Avec Le temps gagné (Editions de l’Observatoire), dont l’Express avait publié les bonnes feuilles, Raphaël Enthoven a créé la polémique de la rentrée littéraire. Des critiques lui reprochent de régler ses comptes avec des personnalités facilement reconnaissables dans le livre, telle son ex-épouse Justine Lévy. D’autres, comme Camille Laurens et Olivia de Lambertie, fustigent un « cloaque » ou un « roman merdique » qui ne dépasserait pas le stade anal.
Côté people, la presse fait des gorges chaudes de la querelle entre Raphaël Enthoven et son père, l’éditeur Jean-Paul Enthoven, qui publie lui aussi un roman (Ce qui plaisait à Blanche, Grasset). Le feuilleton va même prendre une tournure judiciaire, puisque l’ex-beau-père de l’auteur, le psychanalyste Isi Beller, dépeint comme ayant eu un comportement violent, assigne en justice les éditions de l’Observatoire, en demandant 70 000 euros de réparations. C’est peut-être Frédéric Beigbeder qui, dans le Masque et la Plume, a le mieux résumé la situation en expliquant qu’il y a « beaucoup de choses qui sont exagérées dans la manière de traiter ce livre ». Et la littérature dans tout ça? Si « l’affaire Enthoven » relève du psychodrame germanopratin comme, et c’est bien plus triste, des incompréhensions au sein d’une famille, elle pose aussi des questions sérieuses sur la réception d’une confession en fonction du statut de son auteur ou sur les limites de l’autofiction. Pour l’Express, Raphaël Enthoven revient sur ces différentes polémiques et répond à ses critiques de façon très offensive.
L’Express : Le temps gagné a provoqué une polémique comme chaque rentrée littéraire en est friande. De L’ObsauFigaro, des médias ont réduit ce roman autobiographique à un « nombrilisme chamboule-tout » ou à un livre vengeur. Votre réaction ?
Raphaël Enthoven : J’ai raconté ma vie. Quand Edouard Louis raconte sa vie (En finir avec Eddy Bellegueule), nul ne le lui reproche, hormis sa famille. Car personne ne connaît les protagonistes. Le récit de son enfance et de ses douleurs n’est pas pollué par la personnalité des gens. Dans mon cas, c’est différent. Je n’ai pas choisi l’écosystème où je suis né et où j’ai grandi, mais, tout comme l’autre, j’ai choisi de lui tirer le portrait. Seulement les personnes dont je parle sont si célèbres (et ont-elles-mêmes tant d’amis dans les journaux) que le récit d’une enfance malheureuse a été délibérément réduit, par ceux qui s’y reconnaissent, à un règlement de comptes rue du bac à sable. « C’est moi ! C’est moi » disent-ils. Or, je ne parle pas d’eux. Je pars d’eux. Je m’en inspire et je m’en éloigne, afin de donner à mes souvenirs la saveur d’un roman. Mais l’histoire de mon coeur a été gobée par ses reflets. On pouvait s’y attendre : j’ai pris des vivants connus pour modèles… Comment imaginer qu’un journaliste du Nouvel Obs, qui a maintes fois croisé mes parents dans ses couloirs, puisse voir en ce livre autre chose qu’une chronique de son temps et une baston entre camarades ? Pour que mon livre soit lu pour ce qu’il est (c’est-à-dire un roman, dont les personnages dépassent les personnes), il faudrait que les personnes soient anonymes et que les journalistes ne soient eux-mêmes pas concernés (ni sous influence). Aucune de ces conditions n’est remplie. Pour l’heure, parce que chacun s’y reconnaît, mon livre est amarré au réel. Mon espoir est qu’avec le temps, il prenne le large.
Plus profondément, il ne suffit pas de parler de soi pour être « nombriliste ». Quand Proust dit « je », le sujet qu’il met au centre de son oeuvre (et dont l’oeuvre est la vie) est également un sujet fantomatique, qui voit sans être vu. S’il était « nombriliste », sa propre personne s’interposerait entre son regard et le monde, et son roman ne serait, selon le mot de Barrès, qu’un « poème persan depuis une loge de portier. » Quand Montaigne dit « je », c’est au service d’un portrait sans complaisance, dont l’auteur est la première victime. Rousseau ou Chateaubriand, c’est une autre histoire, car ils sont hagiographes d’eux-mêmes. Leur personnalité leur paraît une cause à défendre, plus qu’une matière première où puiser le détail de nos faiblesses. En un mot, le nombrilisme est de vouloir donner de soi une image flatteuse. Et non de travailler sur soi, sans pitié, pour en extraire les pépites, au bout de la boue.
En gros, certains vous reprochent de cracher dans la soupe, alors que vous avez eu une jeunesse des plus favorisées d’un point de vue social et culturel… Peut-on dépeindre une enfance ressentie comme étant douloureuse quand on est catégorisé comme « privilégié » ?
C’est une objection que l’enfant se fait à lui-même, au tout début du livre ! « Je n’étais pas battu puisqu’on me faisait des cadeaux… » se dit-il. Comme si le fait d’aller en vacances à l’étranger, de grandir au milieu des livres ou d’avoir deux anniversaires immunisait contre toute forme de violence. Comme si les deux étaient opposables et qu’il fallait suspendre son jugement à la sociologie du présumé victime. Avant d’être brandie par les belles âmes qui font avancer l’égalité en interdisant aux fils de bourgeois d’avoir des galères, la sociologie du narrateur est déjà vécue par lui-même comme une circonstance aggravante. « De quoi te plains-tu ? se demande-t-il, alors qu’ailleurs on meurt de faim » ? Ce qu’il faut comprendre, c’est que, quand un enfant reçoit des coups sur la tête, les solutions qu’il improvise pour contrer l’agression à laquelle rien ne l’a préparé (c’est-à-dire les discours culpabilisants comme « c’est de ma faute » ou bien « de quoi te plains-tu ? »), sont également les barreaux de la prison au sein de laquelle il grandit ensuite. Et il lui faut des années d’analyse pour consentir à l’idée-même de l’injustice malgré le vernis des privilèges. De sorte que quand, trente-cinq ans plus tard, l’heure est venue de rendre les coups, ceux qui brandissent la sociologie de l’écrivain pour minorer son témoignage ou rire de ses « problèmes existentiels de petit-bourgeois » fonctionnent exactement comme le bâillon qu’il posait lui-même, petit, sur sa propre bouche. L’enjeu est d’écraser la petite voix qui persiste à ne pas se taire malgré le voyeurisme, les procès d’intention et les procès en « impudeur ».
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Heureusement, le livre est là, et ses lecteurs ne s’y trompent guère, surtout quand ils ont vécu la même chose. Et nous sommes nombreux. A ne pas avoir été des enfants martyrs mais des enfants corrigés, rectifiés comme des erreurs de la nature par des beaux-pères dont la force faisait la loi. Il ne s’agit pas de torture, mais d’humiliation ; il ne s’agit pas de sévices, juste de gifles. Tout le monde n’est pas Olivier Twist. Beaucoup de gens, en revanche, ont traversé les « violences éducatives ordinaires de l’enfance » en apprenant à les digérer sans jamais s’en plaindre. Voilà ce que je raconte. Et que les mondains concernés s’entendent avec les sociologues à recouvrir du commode « on s’en fout, de Saint Germain des Près ! »
« Le stade anal n’est pas une affaire d’excrément, mais d’abord une affaire de rétention »
Camille Laurens, qui publie également un roman en cette rentrée, a signé une critique féroce dans Le Monde, comparant votre livre à du « revenge porn« . Rappelons qu’elle a construit une grande partie de son oeuvre sur l’autofiction, ce qui lui a valu à elle aussi plusieurs polémiques. Serait-ce l’hôpital qui se moque de la charité ?
Non, c’est beaucoup plus grave que ça. Si quelqu’un avait osé parler de « revenge porn » à propos du livre de Vanessa Springora, toutes les féministes du monde (dont moi) lui seraient tombées dessus. Notre époque a ceci de paradoxal qu’elle se targue d’avoir libéré la parole des victimes… tout en décidant qui rentre ou non dans cette catégorie et quel témoignage est (ou non) audible. Notre époque estime avoir renforcé les liens humains en opposant la « sororité » à la fraternité et en multipliant les espaces d’écoute où les participants sont parqués en fonction de leur couleur de peau, de leur sexe et de leur religion, sans voir qu’à force de diviser l’humanité en clubs, on façonne des esprits incapables de reconnaître l’humain dans l’autre par-delà ses petites appartenances. La sororité se fout des hommes, voire revendique de les détester ; la sororité racisée se fout des femmes blanches qui ne sont pas de vraies « soeurs ». Alors un mâle blanc privilégié, qui invalide le récit d’une femme, qui pourrait éprouver sa souffrance ? Mieux vaut y voir la pure expression d’une « vengeance. »
De fait. L’expression de « Revenge porn » désigne un délit, qui consiste à rendre publiques des photos ou vidéos d’une ex nue pour l’humilier ou se venger d’une rupture. Au sens littéral, une telle démarche n’a rien à voir avec mon autofiction. Aussi est-ce au sens figuré que Laurens l’emploie. Mais alors, peut-on déduire, comme elle le fait, la volonté de vengeance (ou d’humiliation) du contenu de mon livre ? Quand elle présente les descriptions de « Faustine », de son avortement, de son caca, de ses orgasmes, comme une humiliation délibérée, Laurens opère un raisonnement tacite : il existe de l’intime inviolable, et cet intime inviolable – que je n’aurais pas le droit de décrire sans le consentement de l’autre – c’est tout ce qui a trait au corps. Comme si le corps avait une sacralité que tout le reste n’a pas. Comme si la littérature était soluble dans une vision morale du monde où le corps (qui baise, défèque, saigne, avorte etc) demeure tabou.
Dans son livre Rien de Grave, Justine Lévy déclare sans vergogne que je l’aurais contrainte à avorter et dérobe, au détour d’une page, le prénom de mon fils (« Aurélien ») pour le déposer sur la tête d’un enfant mort. Soit. Elle raconte ce qu’elle veut. Mais moi aussi. Et la façon dont j’ai vécu les choses, l’inaudible demande « qu’on le garde », l’attente en blouse dans le couloir de l’hôpital, à guetter une image entre les battements de la porte, n’est pas moins légitime que la sienne. Pourquoi lire comme une vengeance ce qui relève d’un récit personnel ? De quel droit fait-on des limites de Laurens (ou de Lévy) l’étalon de l’acceptable en littérature ? Qui a le droit de décider à ma place que ce que Justine Lévy a raconté est moins intime, moins grave, moins « méchant » que ce que moi je raconte ? Quand je décris un traumatisme commun (une IVG), c’est « méchant », mais quand Justine Lévy invente l’intimité de notre vie commune, les confidences que j’aurais faites et mon attitude présumée à l’hôpital, en revanche, ce n’est « rien de grave » ! De quel droit, ce parti pris sans critère objectif ? Le jeu de l’autofiction est justement d’accepter que l’autre raconte sa version de l’histoire, même quand on n’est pas du même avis. Et s’il y a quelque chose d’obscène, qui relève du « revenge porn », dans cette histoire, ce n’est pas le récit d’un homme qui a besoin de raconter l’avortement pour se libérer de la réputation de salaud qui l’a rongé pendant des années, mais bien le fait d’utiliser le prénom d’Aurélien pour l’attribuer au foetus jamais né, afin de faire croire que j’ai poussé le vice jusqu’à donner au fils que j’ai eu avec Carla le nom que Justine aurait choisi pour son propre enfant. Donner des leçons de morale sur la « méchanceté » et la « haine », comme le fait Camille Laurens, tout en affirmant qu’il est moins grave d’instrumentaliser un enfant pour faire payer son père que de raconter le drame d’une douleur partagée, c’est le comble de la tartufferie.
Le reste du texte de Camille Laurens n’est malheureusement pas meilleur. Non parce qu’elle n’aime pas le livre (moi-même j’ai un doute à ce sujet) mais parce que, soudain devancée sur le terrain de l’impudeur, Camille Laurens commet une erreur profonde : elle croit qu’un livre est merdique parce qu’il contient de la merde. Comme elle suspend sa faveur à son goût, elle fait à l’auteur le procès de ce qu’il raconte, et non de la façon dont il le raconte. Pour le dire dans les termes de Montaigne, Camille Laurens confond « la matière et la manière » : c’est à son contenu qu’elle évalue un livre, plus qu’à sa méthode (qui ressemble à la sienne). C’est la même erreur qu’elle commet quand, en guise de péroraison, l’indignée m’accuse d’en être resté au « stade anal » parce que je parle d’excréments, alors que le stade anal n’est pas une affaire d’excrément (ou pas seulement) mais d’abord une affaire de rétention… Ce faisant, à force de confondre ce dont je parle et ce que je suis, Camille Laurens raisonne exactement comme les enfants qui confondent les acteurs et les « vilains » qu’ils interprètent à l’écran, ou comme les « imbéciles » chers à Guitry qui « n’aiment Degas que parce qu’ils trouvent que la petite danseuse est bien jolie… » En eux, le motif l’emporte sur la réalisation. La matière l’emporte sur la manière. In fine, l’art est sacrifié à la morale. Bref, parce qu’elles pataugent dans le procès d’intention, les imprécations de Camille Laurens ne portent guère.
Le cas d’Olivia de Lamberterie (qui s’est déchaînée dans « Le masque et la plume » sur mon « dégoûtant » petit livre) est plus intéressant car elle est moins cultivée. Aucun vernis, aucun alibi littéraire, aucun style ne masque l’ingénuité de ses diatribes : « on n’a pas le droit d’écrire ça ! » déclare-t-elle en préambule, avant d’avouer qu’elle a lu mon livre « les yeux fermés » et que la page (la première du genre, croit-elle) où le Narrateur décrit son épouse en pleine défécation « disqualifie » le livre. On ne saurait mieux dire. Reste que la dame est sauvée par son inculture. Personne ne lui a appris que, de Philip Roth à Kundera en passant par Joyce ou Albert Cohen, la littérature, qui n’a pas froid aux yeux, a donné depuis longtemps ses lettres de noblesse au caca qu’à l’antenne elle appelle « popo ». Si quelqu’un lui avait lu les pages du Complexe de Portnoy sur la constipation du père, elle y aurait trouvé les « grumeaux » dont la présence l’indigne autant dans mon livre. Si elle avait lu les pages de L’insoutenable légèreté de l’être où Kundera décrit le « souvenir du papier sur l’anus » de Sabina, ou Belle Du Seigneur, ses murs de pudeur et ses onomatopées, ou bien Ulysse, de Joyce, où Leopold et Molly pètent et défèquent à l’infini, peut-être aurait-elle ouvert les yeux sur le roman qu’elle conchie ? Enfin, si Olivia de Lamberterie avait lu le livre de Justine Lévy, peut-être se serait-elle aperçue, elle aussi, qu’il n’est pas plus grave, quand on est romancier, de décrire une IVG que d’en imputer la décision à un innocent ? Mais bon. Elle n’a pas le temps d’entrer dans ses nuances.
Mon père passe à côté de la plus longue lettre d’amour qu’un fils ait un jour adressée à son géniteur
Le genre de l’autofiction est émaillé de drames familiaux provoquées par ces mises-à-nu romancées. Votre père a ainsi fait part de sa profonde blessure dans la presse, alors que vous soulignez dans le livre à quel point les relations dans votre famille s’étaient apaisées. Au vu de ces effets chez vos proches, ne regrettez-vous pas la publication de ce roman dont vous nous aviez pourtant dit qu’il avait été dicté non par le ressentiment, mais par l’amour pour vos parents ?
Non seulement mon père a le « coeur brisé », mais surtout : je lui ai gâché sa rentrée ! Et ça, c’est impardonnable. Tout était prêt, pourtant, du livre élégant et sulfureux jusqu’aux critiques amicaux ou aux jurés bienveillants, pour enfin transformer l’essai. Et il a fallu que ce « fils » osât tomber les masques maintenant ? Quelle ingratitude. Quelle indignité… Je connais trop les simagrées de mon père pour en ignorer le véritable motif et ne pas constater, une fois de plus, qu’il donne les contours d’une tragédie au parasitage d’une ambition. L’intérêt d’une telle disposition du caractère est que la « profonde blessure » dont il parle est parfaitement soluble dans l’obtention d’un prix ou bien l’échec de mon propre livre. On ne sait jamais. Sincèrement, je lui souhaite le premier.
Trois choses, en revanche, sont vraiment désolantes dans cette querelle.
La première est que la presse (et l’intéressé) donnent des contours platement oedipiens à ce qui relève, en réalité, d’une querelle littéraire sur le sens de l’écriture, et l’empire du souvenir sur l’imagination.
La seconde est qu’à force de déplorer l’abîme entre le personnage qu’il s’est fabriqué et l’être de chair que je décris dans mon livre, mon père passe à côté de la plus longue lettre d’amour qu’un fils ait un jour adressée à son géniteur. Mais certaines personnes ne supportent pas qu’on les aime pour ce qu’elles sont. C’est leur problème. Pas le mien.
La troisième chose est plus grave. A force de se prendre pour la victime d’un vilain procédé, mon père en oublie le contenu du livre. Or, qu’est-ce que je raconte ? L’histoire d’un enfant qui prend des coups, qui s’en sort tout seul, et dont le père neutralise les doléances en répondant « Mais comment peux-tu me faire ça, à moi ? » chaque fois que le petit ose se plaindre. Malheureusement, mon père se conduit comme son personnage. « Un homme, ça s’empêche » dit-il à mon sujet. C’est vrai. Mais est-ce la phrase à dire au fils qu’il n’a pas su défendre contre l’homme dont il savait qu’il avait la main si leste ? « On ne retire pas les masques dont les gens ont besoin pour vivre » ajoute-t-il. Certes. Sauf quand les masques sont les bâillons de l’enfance. Au lieu d’accueillir mon livre avec un oeil d’écrivain, mon père pleure sur son image en miettes ; au lieu d’entendre enfin la parole d’un enfant, mon père se présente en victime sonore. Son fils se libère d’un passé douloureux et raconte que son père ne l’a pas protégé, et sa réaction est de dire « regardez comme je souffre. » Voilà le nombrilisme. Le vrai. Celui qui donne irrésistiblement envie de se présenter en victime au lieu d’admettre ses torts et de réparer ce qui peut l’être. Mon père mettra longtemps à me pardonner d’avoir dit la vérité, et d’avoir dépeint l’univers où il n’est ni glorieux ni nul (mais l’un et l’autre à la fois). Désormais pourtant, il doit se mettre en règle avec cette vérité. Ce qui demande d’avoir un peu de courage. Et non d’inverser les rôles. Ou d’espérer éperdument que son fils soit devenu fou.
Votre ancien beau-père, le psychanalyste Isi Beller, a nié ressembler au personnage violent du livre et a assigné votre éditeur en justice pour diffamation, injure et atteinte à la vie privé. Il fait de vous le symbole d’une époque qui conteste l’autorité des pères…
Je ne suis le symbole de rien du tout. Juste une cible qui rend les coups. Mais on en parlera, de l’autorité, de l’autoritarisme, de la perversité. Comme on parlera de la confusion, qui convient à son caractère, entre la force et la loi. Pour l’heure, à quatre-vingts ans, il lui reste à apprendre qu’on a toujours tort quand on lève la main, et qu’un enfant qu’on frappe n’est pas un enfant qu’on élève mais un enfant qu’on écrase. Malgré une formation complète en matière de névroses, ce « professionnel des âmes » (comme l’appellent certains journalistes complaisants) laisse un long sillage de douleurs, de violences, de mépris et de menaces derrière lui.
Cet homme est détestable, et je suis impatient qu’on se bagarre à nouveau. Sur son assignation, nous avons déposé une offre de preuves, par mon avocat, Thibault de Montbrial. Chacun jugera. Et surtout la justice. J’avoue que je suis curieux de voir comment il va s’y prendre pour démontrer que tout est faux dans mon récit et qu’à presque quarante-cinq ans, saisi de folie, j’ai soudain forgé de toutes pièces, à ses dépens, une enfance douloureuse. On verra bien. Cela dit, et je maintiens que l’important est là, son personnage va bientôt dépasser sa personne (comme le récit dépassera mon histoire) pour rejoindre la grande famille des parâtres et des salopards. Et c’est ça qui compte. Car il faut que chacun s’y retrouve. Et que la littérature ait le dernier mot.